Récapitulons : l'été dernier un jeux divinatoire chinois vieux de 3000 ans, le Yi King ou Yi Jing, attire mon attention. De fil en aiguille, je découvre de nombreuses similitudes dans la symbolique des représentations grecque et chinoise, et tout particulièrement les suites de nombres propres aux "hexagrammes" taoïste et "tétraktys" pythagoricien. J'élargis une fois de plus mon étude, et dans une "lecture synoptique", en commençant côté chinois, en poursuivant côté grec, je tente de distinguer, par "touches pointillistes", certaines des structures et lois d'association qui peuplent l'inconscient collectif de ces deux civilisations, en les opposant parfois, en les rapprochant le plus souvent. Je m'accompagne toujours des livres et auteurs de références hellénistes et sinologues, voire psychanalystes, mathématiciens ou physiciens lorsque cela s'avère opportun.
Comment grecs et chinois de l'antiquité imaginent-ils leurs origines respectives et comment envisagent-ils alors leur place dans l'univers ? Comment se représentent-ils les transformations et mutations dans la Nature et au sein du Cosmos, quelles sont les forces qui les animent ? Que peuvent bien nous apprendre aujourd'hui encore ces représentations cosmogoniques somme toute "primitives" sur nos civilisations ?
Pour entamer la comparaison entre représentations grecque et chinoise de la nature et du Cosmos, j'extrais, sans la permission de leurs auteurs (sic), deux "images" du monde telles qu'elles apparaissent dans le merveilleux livre de Leïla Haddad et Guillaume Duprat, "Mondes, mythes et images de l'univers" (éditons du "Seuil"). Un monde rond et circulaire d'un côté, à l'image de la mer méditerranée qui berce sa civilisation. Un monde carré et "penché" de l'autre, à l'image d'un plateau continental dévalant des sommets himalayens vers la mer de Chine.
Le monde vu par les grecs Le monde vu par les chinois
Si les mythes grecs de création du monde sont foisonnants, la Chine ne nous a laissé qu'un unique récit tardif à partir d'une histoire d'oeuf !
Une soumission au cycle de la nature
PanGu, personnage de la mythologie chinoise, représenté comme le premier être sorti du chaos originel en forme d'oeuf. Séparateur du ciel et de la terre, son corps géant est devenu à sa mort le monde et les hommes qui y vivent. Son histoire est racontée par Xu Zheng dans "Les annales des cinq éléments", ouvrage du IVe siècle av. J.‑C :
" De son souffle naquirent le vent et les nuages, sa voix se mua en tonnerre, son œil gauche en soleil, son œil droit en lune, ses cheveux et ses moustaches en étoiles dans le ciel. Les autres parties de son corps donnèrent naissance à des éléments constitutifs de la terre, comme les montagnes, les fleuves, les chemins, les plantes, les arbres, les métaux, les pierres précieuses et les rochers. De sa transpiration jaillirent la pluie et la rosée."
Également dans les "annales" sont présentés les "Wuxing" ou "Cinq Éléments", conçus comme des substances naturelles liées à une propriété dynamique.
Sont décris : les processus d'écoulement [représentés dans la nature par l'Eau] ; le processus de combustion [représenté dans la nature par le Feu] ; le processus de construction [représenté dans la nature par le Bois] ; la métallurgie [représenté dans la nature par le Métal] ; l'agriculture [représenté dans la nature par la Terre] :
金, jīn,« métal »
木, mù,« bois »
水, shuǐ,« eau »
火, huǒ,« feu »
土, tǔ,« terre »
Sur ce modèle premier, la théorie des "Cinq Éléments", va ensuite être abondamment utilisée pour rassembler, en classes de cinq entités, une multitudes de phénomènes différents et établir ainsi des chaînes de correspondances entre le macrocosme et le microcosme, entre la nature et l'homme. C'est bien ici l'origne de la vision holistique de la science chinoise.
L'acupuncture en offre un bon exemple qui répartie également le corps humains en trois étages sur le modèle du ciel, de l'homme et de la terre et associe les quatre mers macroscopiques aux mers microscopiques que sont l'estomac, mer de l'eau ; un gros vaisseau, mer du sang ; le médiastin, mer du souffle ; le cerveau, mer de la moelle. (G Grigorieff in "L'acupuncture")
Anne Cheng dans son "Histoire de la pensée chinoise", précise qu'avec l'unification des royaumes chinois (IIIe siècle av. J.‑C.), ces "Cinq Éléments" vont finir par se combiner avec l'alternance des souffles primordiaux Yin et Yang, donnant naissance à un système d'interprétation systématique expliquant tous les phénomènes, y compris les caractères historiques de succession des dynasties :
" Lors de l'accession de l'Empereur jaune, le Ciel fit apparaître des fourmis et des vers de terre géants. L'Empereur jaune dit : "C'est l'énergie de la Terre qui l'emporte." En conséquence, il privilégia la couleur jaune et concentra ses activités sur la terre. "
De la même façon, "un empereur justifiera son mode de gouvernement répressif par " l'avènement de la puissance de l'Eau ", comble du Yin, qui se traduit politiquement par un régime de châtiments en opposition aux valeurs Yang d'humanité et de bienveillance." (Anne Cheng)
Quels sont les principes qui animent la cosmogonie chinoise ?
Le système des correspondances établit des relations entre l'ordre cosmique des choses et l'ordre social des hommes. L'immense grille qui relie les êtres et les choses n'est pas le fait d'une libre volonté divine mais semble fonctionner comme un mécanisme naturel à base d'un "souffle" vital. Remarquons que ces liaisons obéissent à des combinatoires, à des règles de similarité et non à un principe de causalité :
"Les espèces identiques s'attirent, les Souffles identiques se combinent, les sons comparables se répondent...si on met le feu à des fagots bien alignés, le feu prendra là où le bois est le plus sec. En montagne, les nuages ressemblent à des plantes et des arbustes; près de l'eau, il ressemble à des écailles de poissons" (in "Annales des Printemps et des Automnes de Lü", un des "classiques" de la littérature chinoise).
Dès l'apparation du Taoïsme, vers le IVe Siècle avant JC, "ces souffles identifiés au "Yin" et "Yang" commencent à être perçus comme les deux souffles primordiaux ou principes cosmiques qui, par leur alternance et leur interaction, président à l'émergence de l'univers." (Anne Cheng)
Le Dao De Jing - le livre de la Voie et de la Vertue - attribué au légendaire père fondateur du taoïsme Lao-tseu, contient le texte certainement le plus célèbre de la philosophie chinoise car ouvert à divers niveaux de lecture, aussi interprété en terme cosmogonique :
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"Le Dao engendre l'Un,
Un engendre Deux,
Deux engendre Trois,
Trois les dix mille êtres,
Les dix mille êtres portent le Yin sur le dos et le Yang dans les bras,
Mêlant leurs souffles (chongqi) ils réalisent l'harmonie."
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" L'Un ou Dao n'est pas monolithique et figé, il se diversifie dans le dualisme Yin/Yang, Ciel/Terre. Mais cette dualité n'est pas une fin en soi, elle est animée par une relation ternaire qui introduit une possibilité de mutation. C'est le "souffle" ou "Qi", parfois remplacé par le "souffle médian" ou "chongqi" assimilé généralement au "vide", qui constitue le troisième élément de cette relation. Ce "souffle de vie" que l'on retrouve dans de nombreuses civilisation, par mimétisme avec l'action de respirer, circule selon un rythme binaire, inspiration/expiration, et à plus long terme condensation à la naissance/dissolution à la mort. " (extraits d'Anne Cheng)
Zhuangzi cité par Anne Cheng : "L'homme doit la vie a une condensation de Qi. Tant qu'il ne condense pas, c'est la vie ; mais dès qu'il se disperse, c'est la mort", soit le retour à un état potentiel indéfini (in le « Classique véritable du Sud de la Chine »).
En terme cosmologique, cette relation ternaire se traduira dans la triade Ciel-Terre-Homme figurant une relation qui se suffit à elle même tout en s'ouvrant sur l'infini ("les dix mille êtres"). A partir d'une relation ternaire en effet, tout devient possible : le trois ouvre sur le multiple à l'infini.
Le "vide comme souffle", notion commune au Tao, aux atomistes grecs, aux stoïciens, aux premiers chrétiens et ... aux cabalistes juifs avant de "souffler" sur la physique moderne !
Le "vide" est également invoqué chez les pythagoriciens comme un "souffle" qui "délimite les substances" et "séparent les êtres" et les nombres. Stobée d'ajouter : " Aristote [parlant de Pythagore] écrit que le ciel est un et que, de l'illimité, pénètent en lui le temps, le souffle et le vide qui sans cesse délimite les lieux de chaque chose " (Aristote in "De la philosophie de Pythagore")
En réalité Aristote ne partage pas ce point de vu, il le critique même vertement : " Si bien que ceux qui adoptent la thèse pythagoricienne paraissent tenir un propos absurde, en voulant faire de l'illimité une substance dans le même temps qu'ils le soumettent à la division en parties. " (in "Physiques, III)
Sur ce point précis il se trompe, le vide existe bel et bien comme le démontrera plusieurs siècles plus tard le français Pascal. Dans la lignée des pythagoriciens, les grecs Leucippe et Démocrite en auront aussi l'intuition avec leur démonstration atomiste d'un univers discontinue constitué uniquement d'atomes, particules insécables, et de vide.
Un souffle divin et régénarateur animera quatre siècles plus tard le monde pourtant atomiste des stoïciens romains avant d'accompagner la naissance du christianisme dans la trinité de l'Esprit Saint.
L'influence sous-jacente du "vide pythagoricien " se fera sentir jusque dans les écrits des maîtres de la Kabbale juive qui présenteront le "point" comme " passage du non-être visible à l'être visible, seuil, frontière, l'infinitésimale émergence de l'être." Le point n'y sera pas perçu comme statique mais "comme le résultat d'un ensemble de forces condradictoires : de rétention, de concentration, d'expansion".... la "ligne" elle même étant " le résultat d'un combat entre les forces du point et d'autres forces qui, agissant au travers de l'action du vide, réussissent à le déplacer." Dans une perspective véritablement taoïste ! (M.A. Ouaknin in "Tsimtsoum, inroduction à la méditation hébraïque" - Editions Albin Michel)
Le "vide" refait à notre époque une apparition tonitruante dans le domaine de la physique des particules puisque, en interaction avec le "Boson de Higgs", une hypothèse suggère qu'il pourrait générer les masses de l'ensemble des particules qui composent l"univers. Dans ce cas, à l'inverse de la proposition énoncée en son temps par Issac Newton, l'ensemble des objets de l'univers auraient comme propriété d'être de masse nulle - à l'image de la particule du photon - jusqu'à ce qu'ils se déplacent et interragissent alors avec le vide peuplé de Boson de Higgs comme l'explique clairement le physicien Yves Klein sur cette vidéo ...
Les expériences menées en ce domaine à Genève sur le Grand Collisionneur (LHC) du CERN semblent poursuivre un lointain dialogue engagé depuis bientôt trois mille ans sur les rives de la méditerranée et de la mer de Chine !
Ce que le taoïsme a d'irréductible au-delà de toute comparaison
Au delà du dualisme du Yin et du Yang, des mutations et des liens puissants unissant ordre cosmique et organisation sociale, l'identité irréductible du Taoïsme sur toute autre spiritualité ou philosophie repose sur le mouvement de retour des événements sur eux-mêmes dans leur "non être". Au lieu de s'efforcer d'aller au-delà de l'expérience vécue, le Dao (la "voie", la "vérité" ...) s'efforce de revenir en-deça jusqu'à absortion complète :
"Le retour, c'est le mouvement même du Dao. Le faible, c'est l'efficacité même du Dao. Les dix mille êtres sous le ciel naissent de l'il-y-a. Et l'il-y-a naît de l'il -n'y-a-pas." (Lao-Tseu)
La démarche d'appréhension du Dao est donc une démarche "à rebours" de toute démarche habituelle, une voie négative, "cheminer sur un chemin sans chemin pour apprendre à désapprendre." Il faut par conséquent commencer par "lâcher prise" et renoncer à son "moi limité" en prenant comme modèle les lois naturelles du Cosmos :
"Le ciel dure, la terre persiste. Qu'est-ce donc qui les fait persister et durer ? Ils ne vivent point pour eux-mêmes. Voilà ce qui les fait durer et persister." (Lao-Tseu)
Nous allons bientôt retrouver ces notions d'"unité", de "souffle", de "multiple" mais sur l'autre versant du continent eurasiatique, dans la Grèce de Pythagore et d'Empédocle.
Une mythologie au service des dieux
Au contraire du désintérêt pour les mythes et épopées guerrières dont font preuve les chinois de l'antiquité, les Grecs ont d'abord imaginé une mythologie grouillante et vindicative avant de s'en émanciper par l'observation des événements naturels et le déploiement d'un "logos" ... " un discours argumenté se détachant nettement du récit mythique " (François Jullien).
A la lecture de l'Iliade je suis frappé par la fatalité qui accable hommes et héros face aux diktats des dieux de l'Olympe. Même l'ingénieux Ulysse, dans ses tentatives d'émancipation et malgré tous ses stratagèmes, ne peut échapper totalement à leur volonté. L'un des tout premier à s'opposer au système politico-religieux officiel organisé autour des dieux de l'Olympe est un grec de Samos en mer Égée, né vers 580 avant JC, Pythagore.
Pythagore, un homme de l'entre deux.
Bien qu'abondament cité par ses successeurs grecs, créateur de la toute première école de philosophie et mathématique qui porte son nom, son existence même est parfois qualifiée de "mythologique", sans doute du fait qu'aucun de ses ouvrages n'a été exhumé à ce jour. Selon la légende, Pythagore qui signifie "annoncé par la pythie", lui aurait été donné par son père suite à un oracle de la pythie de Delphes lui annonçant sa prochaine paternité (cité par Pierre Brémaud in "Le dossier Pythagore" - Éditions Ellipses 2010).
De nombreux témoignages de l'antiquité nous ont rapporté que l’enseignement pythagoricien était divisé en deux parties : une partie pour les acousmaticiens, les "non encore initiés", et une pour les initiés, les mathématiciens. Cet enseignement était oral et secret. La transmission du savoir entre disciples était indissociable du respect des règles morales de la fraternité (philias) dans son ensemble : règle du silence, respect du grade d’initiation des disciples.
Son enseignement moral et philosophique était certainement proche de l'orphisme, toute première "religion" prônant l'origine divine de l'homme, la transmigration des âmes et la recherche du salut personnel par expiation et abstinence (à rapprocher de certains principes du bouddhisme qui se développe en Inde à la même époque).
La cosmogonie orphique n'est pas sans ressembler à l'illustration du monde grec en forme d'oeuf ! Dès la phase de Chaos initiale, les différentes puissances du cosmos sont toutes distinctement présentes. L’œuf représente ici la plénitude de "l’être", origine du symbole du vivant achevé et parfait. La partie supérieure de l’œuf est faite de vent, elle représente le ciel. La partie inférieure représente la terre. Ciel et terre ont un penchant irrésistible à se rejoindre en une union sacrée ou hiérogamie. De l’œuf naît le premier dieu : Éros, puissance qui concilie les opposés et les contraires. C’est lui qui pousse le Ciel et la Terre à se rapprocher. S’oppose à lui Neikos, la querelle.
Le dualisme grec au diapason de celui des chinois
Un éternel féminin "illimité, désordonné comme l'air" : " Les éléments du nombre sont le pair et l'impair ; et l'un [impair] est fini [limité, structurant, comme une figure géométrique], tandis que l'autre [le pair] est infini [illimité, désordonné, comme l'air]. » Il y a similitude du pair et du féminin, de l'impair et du mâle. " (cité par Aristote in "Métaphysique")
Et un peu plus loin, Aristote de citer la liste complète des dix oppositions qui structurent le cosmos (lire aussi en les associant tous les éléments situés à gauche du binôme, puis ceux situés à droite) :
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" limité / illimité ;
impair / pair ;
un / multiple ;
droite / gauche ;
mâle / femelle ;
en repos (stable) / en mouvement ;
droit / courbe ;
lumières / ténèbres (obscurité) ;
bon (bien) / mauvais (mal) ;
carré / oblong ".
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De nombreuses notions de cette liste structuraient déja la pensée taoïste de l'antiquité comme l'opposition entre "l'un et le multiple" mais aussi "fini et illimité", "un et deux", "pair et impair", "ciel et terre", "mâle et femelle".
Incontestablement ces deux civilisations évaluent, comparent, mesurent, calculent ... On verra dans le chapitre suivant qu'elles le font avec des similitudes qu'on pensait impossibles il y a peu.
La valse des équations mathématiques entre Chine et Occident :
Le théorème de Pythagore est lui aussi le fruit d'une histoire chahutée. Rappelons le dans sa brièveté :
" Dans un triangle rectangle, le carré de la longueur de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des longueurs des côtés de l’angle droit. "
Ce ne sont ni Pythagore ni même Euclide qui l'on "dévoilé". Malgré son utilité dans les calculs de la construction des pyramides (deux triangles rectangle côte à côte forment bien une figure pyramidale), c'est en fin de compte en Mésopotamie et non en Egypte, mille ans avant sa démonstration par les Grecs, qu'il est "découvert" et utilisé par les premiers architectes. Pierre Brémaud (déjà cité) nous en donne une saisissante application par un architecte de Babylone :
[l'on recherche la longueur de la base du triangle en connaissant l'hypotènuse - le "pala de 30" - et la hauteur - "descendu de 6"]
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Question :
"Soit un pala [une canne] 30
En haut il est descendu de 6
En bas de combien 'est-il éloigné ?
Réponse :
Toi, prends le carré de 30 tu trouveras 900.
Soustrais 6 de 30 tu trouveras 24.
Prends le carré de 24 tu trouveras 576.
Soustrais 576 de 900 tu trouveras 324.
324 est combien au carré ?
C'est 18 au carré.
De 18 sur le sol il s'est éloigné".
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De Chine aussi ce théorème nous est parvenu deux ou trois siècles plus tard dans un recueil traitant de l'art mathématiques, démontrant que les hommes cherchent et trouvent à des rythmes légèrement différents mais sur des périodes de temps semblables.
Cet ouvrage, " Les neufs chapitres " présente 9 types de démonstrations vues de Chine. Le théorème dit "de Pythagore" étant précisément la neuvième. Les mathématiques chinoises ne sont pas à la traîne, la preuve : le principe de résolution de la huitième équation chinoise ne sera connu que bien plus tard en occident sous le nom "d'éliminiation de Gauss".
Rappelons que les "Eléments" d'Euclide, l'ouvrage mathématiques qui a façonné par excellence la science de l'occident jusqu'à nos jours, contient lui treize chapitres dont le premier reprend les démonstrations du théorème de Pythagore ...
Le théorème expliqué dans les textes grecs et dans les textes chinois :
A noter cet extrait de wikipédia sur "les neuf chapitres" : " l'abstraction n'est pas absente de la science chinoise, mais elle se présente sous une forme radicalement différente de celle qui a pu être développée en Occident".
En suivant l'analyse de Karine Chemla en vidéo vous verrez qu'au long des deuxième et premier siècles avant JC, les mathématiciens chinois affinent leurs démonstrations quasiment jusqu'à l'épure du théorème grec sans recourir cependant à une écriture "symbolique". Ils recourent aux caractères ordinaires des idéogrammes chinois, ce qui a longtemps masqué aux yeux des occidentaux, les avancées de la pensée scientifique chinoise (se référer en complément utile à l'"histoire universelle des Chiffres" de Georges Ifrah - éditions R Laffont).
Des erreurs dans quelques démonstrations se retrouvent même à l'identique d'un côté à l'autre du continent ! En position "équidistante" entre la Grèce et la Chine, l'Inde n'est certainement pas étrangère à cette "valse des équations" ...
Précisons que les mathématiques sont considérés par les chinois comme l'une des voies permettant d'attendre le Dao, au même titre que la contemplation ou les exercices de calligraphie.
En conclusion, le troisième temps de l'harmonie :
Certains commentaires grecs, même tardifs, semblent tout droit sortis de la Chine du Taoïsme.
Ainsi Jean de Stobée (Vème siècle Ap JC) : " De fait, le nombre a deux formes propres, l'impair et le pair, plus une troisième produite par le mélange des deux : le pair-impair. Chacune des deux formes revêt des aspects multiples, qu'exprime chaque objet pris isolément. "
Comme les Chinois, des penseurs Grecs envisagent la "domination" d'une phase sur l'autre comme source de déséquilibre, voire de maladie de l'âme, à l'image des mutations Yin/Yang : " C'est ainsi - croient-ils - que les jours impairs voient les maladies entrer dans leur phase décisive, et évoluer selon un commencement, un point culminant et un déclin, vu que le nombre impair comporte à la fois commencement, fin et milieu." (Jean de Stobée)
Aristote lui même citant les Pythagoriciens, Leucippe et Démocrite : " ... ils voyaient que les propriétés et les rapports musicaux étaient exprimables par les nombres, et ... ils formèrent l'hypothèse que les éléments des nombres sont les éléments de toute chose, et que le ciel tout entier est harmonie et nombre." (in "Métaphysique")
Ne pas manquer à ce sujet le paragraphe sur Pythagore et la musique : "La musique a une dimension cosmique, comme l'astronomie a une dimension musicale. Platon dira que musique et astronomie sont « sciences sœurs » (cf. L'harmonie des sphères, la musique planétaire).
L'harmonie toujours, et en musique, côté chinois cette fois ("Printemps et Automne du sieur Lü" cité par Anne Cheng) :
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"La musique prend sa racine dans le Grand Un.
Du Grand Un sont issus les deux modèles,
des deux modèles sont issus Yin et Yang,
Yin et Yang se modifient et se transforment,
l'un en haut, l'autre en bas.
Les quatre saisons se succèdent ...
Les dix mille êtres trouvent ainsi leur origine :
ils prennent consistance dans le Grand Un et se transforment dans le Yin/Yang."
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Mais il me semble que les textes parmi les plus beaux et les plus étranges se trouvent chez Empédocle au Vème siècle Avant JC (in " De la nature") :
Influencée par l'orient, l'orphisme et Pythagore, sa doctrine physique fait des quatre éléments (le Feu, l'Air, la Terre, l'Eau) les principes composant toutes choses.
À ces quatre éléments naturels s'ajoutent les Forces de l'Amour et de la Haine. L'Amour rapproche ce qui est dissemblable, et la Haine sépare ce qui est joint : " À un moment donné, l'Un se forma du Multiple, à un autre moment, il se divisa, et de l'Un sortit le Multiple — Feu, Eau et Terre et la hauteur puissante de l'Air. "
A un état où règne seul l'Amour et où tout est uni sous le signe du sphairos - rappelant la sphère de Parménide - succède l'introduction progressive de la Haine jusqu'à complète séparation des Éléments. L'Amour faisant son retour ramène les choses à l'unité et vers un nouveau cycle.
Empédocle situe son époque dans une phase de progression de la Haine : "... du sphairos s'est séparé l'Air (atmosphère), puis le Feu (lumière du jour, étoiles), la Terre, et de la Terre l'Eau."
La description de la génération des êtres vivants obéit au même double mouvement : d'un état primitif d'androgynie à la génération sexuée sous le progrès de la Haine ; membres solitaires et errants cherchant à s'unir dans la phase de réunion sous l'impulsion de l'amour :" têtes sans cous, bras nus privés d'épaules, des yeux vagues dépourvus de fronts. "
Amour/Haine, Bien/Mal, un dualisme qui restera ignoré des Chinois de l'antiquité privilégiant le relativisme moral des forces du Yin et du Yang. Une différence majeure pour l'approche des deux philosophies et la destinée des deux civilisations.
Ce dualisme sera bien représenté par la jeune religion chrétienne, accompagnant dès le IVè siècle la diffusion d'une vision trinitaire du salut au travers des figures du "père", du "fils" et du "Saint esprit" (suite à un improbable conflit politico-théologique raconté par le détail par R.E. Rubenstein in "Le jour où Jésus devint Dieu"). Il s'affirme en Perse par l'intermédiaire du prophète chrétien Mani (IIIè siècle Apr JC), et quelques siècles plus tard dans l'héritage souvent méconnu des civilisations de l'Islam et ... par sa conquête de la Chine où il finit par se répendre du VIè au IXè siècle, suivant le tracé des routes de la soie !
Appendice :
Dans le Phédon, Socrate rappelle une formule pythagoricienne d'une grande modernité, issue des "mystères" pratiqués par les fidèles :
" La formule qui est prononcé au cours des mystères et qui dit que nous, les hommes, sommes dans un poste de garde dont nous n'avons pas le droit de chercher à nous échapper, est aussi sublime qu'impénétrable ... nous les hommes, sommes une des possessions des dieux."
Voilà côté grecs de quoi gâcher l'harmonie des sphères, à moins que nous ne puissions choisir notre "poste de garde" ou notre "bulle" comme semblent le penser les philosophes modernes, tel Peter Sloterdijk.
Une lecture contemporaine des mythes
En poursuivant mes ballades nocturnes entre Chine et Occident, je croise Peter Sloterdijk dont les titres de ces trois ouvrages philosophiques majeurs éveillent ma curiosité ; Bulles (Sphères I - 1998), Globes (Sphères II - 1999), Ecumes (Sphères III - 2004).
En écho à la question de la position de l'homme dans l'univers, il apporte "une réponse contemporaine et compétente" (selon ses propres termes !).
Il commence par constater qu'à la différence des hommes de l'antiquité, "nous n'avons plus besoin de nous lancer dans des recherches naïves sur la position de l'homme dans le cosmos. Il est trop tard pour nous faire remonter par le rêve en un lieu situé sous les écorces célestes".
Nous aurions par contre intérêt à nous demander "Où sommes nous lorsque nous sommes dans le monde ?" entendu que cette recherche est plus sensée que jamais ... "parcequ'habiter signifie toujours constituer des sphères, en petit comme en grand, les hommes sont les créatures qui établissent des mondes circulaires et regardent vers l'extérieur, vers l'horizon."
Voilà, pour toi lecteur qui ne connaîtrais pas Peter Sloterdijk, c'est l'occasion d'entamer l'oeuvre d'un érudit allemand qui, sur le modèle des "humanistes" des siècles précédents, ausculte notre actualité au travers de références culturelles et artistiques universelles et intemporelles, bien qu'il détesterait ce qualificatif d'humaniste ! (voir le livre qui l'a rendu célèbre, les "Règles pour le parc humain").
Faut-il mettre un "point final" à la lecture symbolique des chiffres à partir de l'unité ?
Une remarque qui me vient à l'esprit à ce moment de la rédaction, le décompte symbolique des mystères du cosmos à partir du chiffre "1" n'est possible que parceque les grecs, comme les chinois d'ailleurs, ne connaissent pas le chiffre "zéro".
Il est somme toute étrange qu'un savant comme Empédocle, attachant autant d'importance à la sphère symbole de l'unité, ait associé celle-ci au chiffre "1" et n'ait pas prolongé la courbe de sa main pour faire surgir ce chiffre "0", ni pair, ni impair, tellement révolutionaire pour le calcul mathématiques. La lecture du Tétrakys, comme la face du monde, en auraient été changées ...
Alors, complétement dépassées ces représentations, tous ces symboles ne sont-ils qu'obscurs artefacs de civilisations disparues ?
En plus de nous renseigner sur l'identité la plus intime de nos sociétés, comme nous venons de nous en apercevoir, et d'identifier de grands ensembles religieux et culturels, au-delà de la simple partition géographique, ces "suites" parmi les plus simples qui soient ont peut-être encore une musique à jouer pour nous dévoiler l'harmonie des sphères les plus intimes ...
Entre pulsion de vie et pulsion de mort, les psychanalistes Carl Jung et Sigmund Freud, puisant leurs analyses dans une lecture renouvellée des mythes et représentations, se déchireront sur les aspects moniste ou dualiste de la conscience humaine (en l'occurence "l'inconscience" humaine). Malgré le sentiment d'une prévalence de la pulsion de mort, induite par son affirmation que le but de toute vie est la mort, Freud dans son explication des troubles du comportement humain (in "Au-delà du principe de plaisir"), révèle un dualisme irréductible entre d'une part pulsion de mort ou pulsion d'autoconservation par les tentatives du corps à revenir à un état initial d'avant la vie, d'autre part pulsion de vie ou pulsion sexuelle, constatant la tendance de certaines cellules à "fusionner", contribuant ainsi à maintenir en vie d'autres cellules dont elles neutralisent les pulsions de mort.
La vie organique pluricellulaire semble bien un moyen d'allonger la durée de vie : une cellule aide à conserver la vie des autres, même si elle doit disparaître.
Et puis "1" et "2" et "4"et "8" n'est-ce pas aussi le début de la Méiose et l'origine de la reproduction sexuée des "dix mille êtres" ...
[premières divisions cellulaires de l'embryon humain]
et de nouveau un " oeuf " !
[embryon humain ou "oeuf", agé de quelques jours]